Plumes « sociales » : Jean Dufourt, Calixte ou l’introduction à la vie lyonnaise

 Fils de soyeux lyonnais, Jean Dufourt[1]  (1887-1953) connaît bien ce milieu, ses riches heures et ses malheurs, juriste de formation et romancier, il offre une satire sociale chargée d’ironie avec son premier roman couronné de succès: Calixte ou l’introduction à la vie lyonnaise. C’est l’histoire de l’arrivée à Lyon d’un Parisien, Philippe, venue travailler dans le milieu fermé des soyeux et qui cherche à s’intégrer au sein de la bonne bourgeoisie régentant la ville et ses rouages, et demande à son ami  et camarade de la Grande guerre, Calixte de le guider. Il démentait la citation de la romancière Colette dans la Vagabonde  (1910): «Cinq jours à Lyon sont interminables.» Certains Lyonnais s’y reconnurent en tout cas pendant près de quatre-vingts ans dans leurs caricatures, ancrés dans leurs quartiers comme autant de bastions: l’aristocratique Aînay contre les populaires Brotteaux, … dans une sourde rivalité sociologique. 

Certes, nous ne sommes pas dans notre région d’études méridionales mais bien encore dans le Sud-Est…

La bienfaisance lyonnaise[2], à la fois discrète et démonstrative, moralisatrice[3] mais aussi paradoxale comme bien d’autres villes de l’entre-deux-guerres apparaît dans les lignes ironiques de cet ouvrage réédité de nombreuses fois.

  Lors d’une conversation, un journaliste lyonnais cynique dit au héros parisien: «Tel d’entre nous dont les charités sont manifestes, publiques, éclatantes, ne donne à ses employés que des appointements de misère, et sa femme quêteuse obstinée pour les pauvres, dispute avec ses domestiques sur une augmentation de gages de dix francs..»[4]

Des stratégies subtiles sont alors conseillées par Calixte afin de prodiguer son attachement à la cité élue: « Intéressez-vous, me dit-il, à nos œuvres charitables. Ce sera une excellente façon de vous faire connaître avantageusement. Dès lors, je me donnai la joie de voir, sur les journaux, mon nom suivi ou précédé de celui de mon ami dans la plupart des souscriptions publiques. A vrai dire, je me serais bien contenté  de n’y faire figurer que mes initiales, mais Calixte m’avait énergiquement dissuadé de pratiquer la charité anonyme qui n’est pas édifiante. J’avais copris du reste à ses propos  que, lorsque l’on avait l’honneur d’être introduit dans une certaine société, on se devait d’adopter en tout et partout une conduite exemplaire. Dirai-je quelle contrainte ce fut pour moi qui y avais été si peu préparé?»[5]

Les contraintes professionnelles l’éloignent de certaines étapes: « Les affaires hélas ! ne me permettaient pas de la (Marie-Antoinette, la jeune fille dont il est épris) suivre aux sermons de charité auxquels elle assistait avec le même empressement, car elle était très charitable et très pieuse.»[6]

Il n’empêche que cette propension à la charité de la jeune lyonnaise est tout de même à la fois, maîtrisée et surprenante, qu’on en jug : «Nous revenions…d’une conférence dominicale. A l’entrée du pont Tilsitt, Marie-Antoinette s’arrêta en face d’une mendiante aveugle qui, assise sur un pliant bas, offrait d’une main des lacets et, de l’autre agitait une sonnette. « Combien vos lacets, ma bonne femme? demanda la jeune fille.- Douze sous la paire, douze sous seulement, répondit la pauvresse.- Mais si je vous en prenais deux, reprit Marie-Antoinette, ne me laisseriez-vous pas à vingt-deux sous » L’aveugle étouffa un sourire: «Comme vous voudrez ma bonne dame. C’est une charité!» Et je vis ma bien-aimée prendre les deux paires de lacets et compter  vingt-deux sous  dans la main tendue de la mendiante. «Papa m’a dit de toujours marchander», nous déclara-t-elle alors d’un petit air triomphant. Calixte souriait, mais je me sentais un peu gêné. Une nouvelle surprise m’attendait à l’autre bout du pont. Là, un malheureux  cul-de-jatte implorait l’aumône avec des lamentations que Calixte  lui même n’aurait jamais osées. Alors je vis ma bien-aimée  ouvrir de nouveau son sac à main et en retirer une petite pièce dorée qu’elle déposa, sans s’arrêter et le plus simplement du monde, dans la casquette de l’infirme. Le croira-t-on? Ce double geste de Marie-Antoinette m’en apprit davantage sur l’âme lyonnaise que toutes les observations  que j’avais recueillies si patiemment depuis seize mois[7]

Pour conforter son insertion dans la bourgeoisie entre Saône et Rhône , le héros va s’installer dans l’appartement d’une dame d’œuvres, parente de la jeune fille qu’il convoite: Mme Greillon-Delamotte, parangon de vertus caritatives  récemment décédée: Sa charité lui permet de s’intégrer d’avantage.  «Enfin, je pris possession du cher appartement. De douces joies m’y attendaient. A peine étais-je  installé qu’une volée de dames quêteuses et des soeurs de charité s’abattit  sur mon cordon de sonnettes. Ah! combien Mme Greillon-Delamotte était digne de la vénération publique! Femmes repenties, Femmes en couches, Enfants tuberculeux, Orphelins, Incurables, Sourds-Muets, Vieillards indigents, etc; pas une misère, pas une infortune, pas une déchéance que cette femme éminente ne secourût. On venait me prier  de continuer ses libéralités. «Oui, madame oui, ma sœur, répondais-je en proie à une sorte d’ivresse intérieure. Rien ne sera changé, n’en doutez-pas. Les aumônes que vous receviez de mains pieuses de Mme Greillon-Delamotte vous seront remises en mémoire d’elle.» A la fin de la semaine, je me trouvai zélateur satisfait et reconnaissant d’une douzaine d’œuvres[8]

Olivier Vernier

Jean Dufourt, Calixte ou l’introduction à la vie lyonnaise, Lyon, 1926.

[1] Charles Albert, « Trois romans sur Lyon et les Lyonnais », Études, 20 mai 1929.

[2] Pour un exemple : Paul Gonnet, L’adoption lyonnaise des orphelins légitimes (1536-1793), thèse, droit, Paris, Pichon et Durand-Auzias, 1935, 688 + 251 p.

[3] Pour deux exemples : Paul Gonnet, L’adoption lyonnaise des orphelins légitimes (1536-1793), thèse, droit, Paris, Pichon et Durand-Auzias, 1935, 688 + 251 p. ; Bernadette Angleraud, Lyon et ses pauvres : des œuvres de charité aux assurances sociales, 1800-1939, Paris, L’Harmattan, 2011, 340 p.

[4]  Calixte ou l’introduction à la vie lyonnaise, Paris, Paris, Plon,  p. 61.

[5] p.122.

[6] p.123.

[7] p.138.

[8] p.149.

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