Les plumes sociales: L’affaire des vivants

L’affaire des vivants, Christian Chavassieux, Paris, J’ai Lu, 2023, pp. 213-215.

«… Il est un Feigne-Persan, de ceux qui répondent à la crainte respectueuse par une inclinaison du menton. Alma (la mère d’Ernest) lui a expliqué que cela impliquait des devoirs, notamment celui d’être bon avec les indigents. Comme tout est ordonné dans ce monde. Il y a un temps pour faire la démonstration de a bonté. Le jour de charité hebdomadaire est pour le petit Ernest une torture. Il en comprend la fonction tardivement, pendant ses études. L’utilité de ce rituel n’est pas où il l’avait perçue d’abord, pas dans le soutien aux pauvres : elle est tournée vers ceux qui donnent. Ce machiavélisme le réjouit et l’amuse. Mais enfant, alors que ses mollets frémissent dans le froid, sous la coupe de ses culottes courtes, il déteste le défilé du mercredi, la file de miséreux puants et stupides, édentés, sales, voûtés, qui tendent leurs mains pour une obole ou un morceau de pain. Les rôles sont distribués et Alma lui a appris à tenir correctement le sien. Tandis que Marie (une perle embauchée par Alma, Jacotte restant au service d’Hortense) veille à ce qu’aucun pouilleux ne cherche à resquiller, sa mère, au seuil de la porte, dépose une pièce dans la main du «brave» qui se présente et Ernest donne la nourriture, pain et soupe, enrichis, vers Noël, d’une brioche ou d’une pâtisserie qu’Alma s’est donné la peine de faire faire à Marie. Ailleurs, dans la ville, on recense des files semblables devant les autres maisons bourgeoises. Chaque famille de notables a pareillement fait attendre ses pauvres, de façon à ce que la queue soit aussi longue que possible. La longueur des files permet de mesurer la générosité des familles, et ainsi, de hiérarchiser les fortunes. La populace attribue alors son rang parmi les bienfaiteurs. Ce qui a toujours surpris Ernest, c’est la complaisance de tous face à cette comédie, pourtant manifestement odieuse. La naïveté avec laquelle le rituel est admis et encouragé le laisse abasourdi. Il saisit là les arcanes d’une société pour laquelle il aura du dégoût, mais un dégoût supportable. La révolte est pour ceux qui ont l’âme complète. Il semble à Ernest que le seul être qui n’est pas dupe de cette farce est son père. Il n’est jamais là le mercredi, soupire quand Alma lui parle se de ses préparatifs, et ne rentre pas avant que, le soir, tombé, tous les pauvres aient débarrassé le trottoir devant la maison. Plusieurs fois dans les conversations des domestiques, le jeune Ernest a cru comprendre que la famille Persant -les bouseux de Saint-Elme ou certains de ses oncle en tout cas- a autrefois bénéficié de l’aumône des bourgeois, mais on se taisait à son approche, et il a vite perçu que le sujet était déplacé. »

Vaste saga historique et familiale, L’Affaire des vivants, premier roman de Christian Chavassieux est aussi le portrait épique d’un pays au carrefour de la mutation de son histoire sociale. Son héros Charlemagne, force de la nature fera des sillons maigres de la terre du Forez entre 1850-1918 une terre industrielle de la passementerie. Cette histoire est aussi une radiographie de la condition ouvrière d’alors, écrasée par la bourgeoisie des industriels avides de profit, Charlemagne Persant aurait pu être un personnage des Rougon-Macquart ou de la Comédie humaine un Rastignac des tissus, enfant de la République (la Troisième) mû par l’ambition et par la fascination qu’il exerce. Pour la mise en scène cynique de la charité au domicile du bienfaiteur –et non portée au domicile des pauvres-, l’auteur s’est inspiré de l’ouvrage d’Antoine Sylvère, Toinou : le cri d’un enfant auvergnat, Paris, Plon, 1980. Cette charité ostentatoire se retrouve dans notre région à Cannes, Digne ou Apt…

Olivier Vernier

Les plumes sociales : L’affaire des vivants, Christian Chavassieux, Paris, J’ai Lu, 2023

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